par Félix Tano
Monsieur Léonardo Santos Simäo, représentant spécial du secrétaire général et chef du bureau des Nations unies pour l'Afrique de l'Ouest et le Sahel (UNOWAS) était en Côte d'Ivoire du 17 au 19 avril 2025 pour rencontrer le président de la République, certaines autorités publiques, la commission électorale indépendante et des personnalités de l'opposition politique. Dans le climat délétère qui prévaut à six mois de l'élection présidentielle d'octobre 2025, cette visite de l'Organisation des Nations unies (ONU) a suscité un espoir, malgré la méfiance d'une bonne partie de l'opinion publique ivoirienne à l'égard de l'institution mondiale et de la communauté internationale en général, du fait de son rôle trouble dans le dénouement de la crise ivoirienne en 2011.
En effet, créée pour préserver la paix dans le monde, l'ONU avait préféré la guerre à une sortie de crise pacifique. Son premier responsable de l'époque, monsieur Ban Ki Moon, avait rejeté le recomptage des voix que le président Laurent Gbagbo proposait pour résoudre le contentieux électoral de 2010. En lieu et place, les forces armées soutenant monsieur Alassane Ouattara, appuyées par les forces françaises et l'Opération des Nations unies en Côte d'Ivoire (ONUCI), avaient bombardé la résidence officielle du président de la République où étaient confinés le président Laurent Gbagbo, son épouse, ses enfants et certains de ses partisans, pour l'obliger à quitter le pouvoir.
Cette fin de crise violente était d'autant plus surprenante que la communauté internationale n'avait pas ménagé ses efforts pour obtenir du président Laurent Gbagbo une élection présidentielle crédible, transparente, inclusive, ouverte, libre et démocratique en 2010. Elle fut en première ligne dans les pourparlers de paix qui ont abouti à la signature des six accords de sortie de crise, obtenus à la suite de rencontres convoquées et présidées soit par la France, soit la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), l'Union africaine (UA) ou l'ONU.
Dans ces différents accords, les élections et le processus électoral figuraient en bonne place parmi les sujets qui ont été traités. Dès l'Accord de Linas Marcoussis, il était convenu que le gouvernement de réconciliation nationale préparerait les échéances électorales aux fins d'avoir des élections dont les autres accords ont précisé les caractéristiques : crédibles, transparentes, libres, justes, ouvertes, et démocratiques.
Une remise en cause des points d'accord
Pour atteindre ces objectifs, les parties prenantes se sont accordées sur trois points clés des élections : la liste électorale, l'équilibre de la Commission électorale indépendante (CEI), et l'éligibilité à la présidence de la République.
La mission assignée au gouvernement de réconciliation nationale par l'accord de Linas Marcoussis était d'assurer «l'impartialité des mesures d'identification et d'établissement des fichiers électoraux» et «une meilleure représentation des parties prenantes à la Table Ronde, au sein de la commission centrale de la Commission Electorale Indépendante (CEI), y compris au sein du bureau». L'accord politique de Ouagadougoua convenu que«tous les citoyens ivoiriens en âge de voter pourraient s'inscrire sur la liste électorale». Suite à la proposition faite par le médiateur de l'UA, le président Thabo Mbeki, après avoir consulté le président de l'UA (Olusegun Obasanjo) et le Secrétaire Général de l'ONU (Kofi Annan), la question de l''éligibilité de monsieur Alassane Ouattara fut résolue dans le prolongement de l'accord de Pretoria, par une décision prise par le président Laurent Gbagbo en 2005, sur le fondement des pouvoirs exceptionnels que lui accordait la Constitution.
En définitive, sous l'égide de la communauté internationale, les partis politiques significatifs de l'époque et les forces rebelles avaient pu obtenir, à l'issue de différentes concertations, un consensus sur des points sensibles du processus électoral qui se sont traduits dans des textes juridiques.
Mais aujourd'hui, les efforts consentis pour sortir de la crise militaro-politique, provoquée par l'attaque de septembre 2002, sont remis en cause, tant en ce qui concerne les points d'accord, que pour ce qui est de la méthodologie utilisée pour y aboutir. L'élection ouverte (inclusive) n'est plus à l'ordre du jour, puisque le régime de Ouattara a opté pour une instrumentalisation de la justice afin d'écarter ses adversaires les plus redoutables (Laurent Gbagbo, Charles Blé Goudé, Guillaume Soro et Tidiane Thiam) dans la course présidentielle, en les rendant inéligibles. De surcroit, la liste électorale n'a pas été élaborée de façon consensuelle et des obstacles divers empêchent les électeurs potentiels de s'y inscrire. Pour couronner le tout, le déséquilibre de la CEI s'est accentué suite à la suspension de la participation des représentants du PPA-CI et du PDCI, consacrant davantage son manque de crédibilité.
Quant à la concertation et à la recherche de consensus dans la gestion du processus électoral, elle est abandonnée au profit d'une gestion autoritaire sous le fallacieux prétexte que les institutions de la République ayant été installées et fonctionnant, les décisions législatives, administratives et judiciaires qui en émanent devraient être tout simplement appliquées.
C'est l'occasion de rappeler d'ailleurs que les actes émanant de la communauté internationale, dans ses composantes qui ont été très actives en Côte d'Ivoire pour obtenir les accords de sortie de crise, n'ont plus d'autorité sous le régime Ouattara. En témoigne le refus d'appliquer une décision de la Cour africaine des Droits de l'Homme, l'instance judiciaire de l'UA, qui ordonnait l'inscription du nom du président Laurent Gbagbo sur la liste électorale. Le Protocole de la CEDEAO relatif au Mécanisme de Prévention, de Gestion, de Règlement des Conflits, de Maintien de la Paix et de la Sécurité, est violé. Car, contrairement aux prescriptions pertinentes de ses articles 3 et 5, l'organe électoral n'a pas «la confiance des acteurs et protagonistes de la vie politique», la liste électorale n'est pas «fiable» parce que «truffée d'irrégularités et d'éléments frauduleux». Par ailleurs, la méthodologie consensuelle que ce protocole préconise, c'est-à-dire la concertation nationale avec la participation des acteurs de la vie politique, notamment les partis politiques, la société civile et les électeurs, pour établir la liste électorale et déterminer la nature et la forme de l'organe électoral, n'est pas suivie. Les textes conventionnels de l'ONU ne sont pas en reste, car le pacte internationalrelatif aux droits civils et politiques qui exige un procès équitable, n'a pas été respecté dans le processus judiciaire qui a conduit à la condamnation du président Laurent Gbagbo, notamment.
Ainsi, porté au pouvoir par la communauté internationale, le régime Ouattara manifeste un mépris incompréhensible pour les décisions des instances juridictionnelles internationales et pour les textes adoptés par les organisations internationales.
Quelle intervention de l'ONU ?
Qu'est-ce qui n'a pas marché pour que, une fois au pouvoir, monsieur Alassane Ouattara juge inutiles les points d'accord obtenus pour rendre les élections transparentes, crédibles et ouvertes ? L'objectif de la communauté internationale était-il seulement de placer à tout prix «son homme» à la tête de la Côte d'Ivoire sans se préoccuper de la mise en place d'institutions fortes ? Quelle est cette gouvernance qui ramène toujours les États africains à la case départ ? Sans considérer ces points d'accord comme étant inscrits dans du marbre, n'auraient-ils pas pu permettre de consolider les bases juridiques et démocratiques d'un nouvel État en Côte d'Ivoire ?
Dans un tel contexte, l'appel lancé à la classe politique par monsieur Léonardo Santos Simäo, représentant spécial du secrétaire général sera-t-il entendu ? Lors de sa mission, il avait suggéré à la classe politique de travailler ensemble pour surmonter les difficultés rencontrées dans le cadre de la préparation des élections, afin de garantir des élections paisibles et préserver la paix et la stabilité du pays. À cet effet, il avait précisé que le rôle de l'ONU serait de faciliter le dialogue et d'encourager les échanges entre acteurs.
Il est donc possible d'affirmer que devant les tensions perceptibles dans la préparation de l'élection présidentielle de 2025, l'ONU était en mission de bons offices, pour amener les parties prenantes à la table de négociation. En tant que tiers facilitateur, l'ONU était venue encourager les parties à reprendre le dialogue.
Ce mode d'intervention est-il approprié pour régler les problèmes qui se posent dans la préparation de l'élection présidentielle de 2025 ? Suffit-il que les acteurs se rencontrent et échangent pour que l'on aboutisse à des solutions acceptables pour tous et susceptibles d'être appliquées effectivement ? Car ce ne sont pas les dialogues politiques qui ont fait défaut dans le passé sur la même thématique. Mais la composition des forums de discussion, l'interprétation des résolutions qui y ont été arrêtées, ainsi que leur mise en œuvre ont jusqu'ici opposé le pouvoir et l'opposition significative. C'est pourquoi il est à douter que les «bons offices» seuls permettent de surmonter ces écueils.
Dans la situation actuelle, c'est le pouvoir qui a montré très peu d'empressement à faire évoluer les choses, estimant que les institutions de la République sont installées et fonctionnent déjà. Il n'y aurait donc plus besoin de «petits arrangements» pour remettre en cause les décisions qu'elles ont prises. Dans un tel cas de figure, si l'ONU veut vraiment être dans son rôle de prévention de conflits, à travers cette diplomatie préventive qu'elle vient d'initier, et pour ne pas que le déplacement de son représentant soit perçu comme une simple formalité diplomatique, elle devra se donner les moyens de jouer un rôle plus actif pour surmonter les blocages, proposer des solutions de compromis et veiller à leur application.